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OEUF ET RAISON

Préface de Patrick Renou

À Paris, près de la Bastille, rue de Lappe, un cabinet de curiosités entrebaîlle ses portes.
Entre deux rideaux de velours rouge transparaissent des œufs, des coquillages, des vases, le panache d’une gorgone, un long gant bleuté, une cascade de dentelle, des souliers rehaussés de grains de citrouille, et autres formes indéfinies.
Un soir, un passant se précipite à l’intérieur, le souffle court. Le boutiquier, surpris, cesse de natter une crinière de cheval, dont les épaisses torsades, entremêlées de fils d’argent, coulent jusqu’au sol. « Tiens, pense-t-il, voilà un curieux homme. »

PROFIL PERDU

Préface de Mérédith le Dez

La pluie avait tracé sur une joue de longs traits noirs qui ressemblaient à des larmes. La patine s’était écaillée par endroits. Je la caressais : ‘Que fais-tu là toute seule ?’ Ses lèvres étaient déjà à moitié dévorées par la terre.

Un étourdissement me saisit : il me semblait que des milliers de corps à demi brisés s’étendaient autour de moi à l’infini et poussaient un cri immense.

Une vague me prit et m’emporta loin, au-dessus de moi-même : je vis ma mère, la figure penchée, qui semblait fixer un point invisible, les maisons aux toits pointus, qui s’alignaient dans la rue, les rues qui tissaient leur trame incompréhensible, et au-dessus les nuages qui ouvraient leur bouche pour articuler des mots qui se disloquaient et partaient à la dérive, jamais lus, jamais entendus.

CHAT BLANC

Nous vivions seules à la campagne, Grand-Mère et moi, dans une grande maison vide.

Je passais mes journées dehors, à l’ombre des arbres. Je regardais les insectes, les fleurs recroquevillées dans les herbes. Parfois un manque profond m’assaillait, comme une grande faim. J’aurais voulu… Mon souhait se perdait dans la brise. Un soupçon s’attardait sur mes lèvres.

Grand-Mère était une femme petite et nerveuse qui courait dans les coins. Elle portait un pantalon couvert de boue et une casquette en laine blanche pour protéger sa tête du froid et de la poussière quand elle passait le balai en haut du plafond.

Dans la maison, il y avait des araignées : elles se glissaient à travers les interstices des briques, remontaient le long du mur et exécutaient une danse affolante au-dessus de nos fronts.

OEIL

Mon arrière grand-père, sur une photographie terne et floue, fixait ses descendants d’un œil unique, clair, perçant et vindicatif, presque méchant.

L’autre, il l’emportait, partout, dans un flacon de verre, qu’il sortait de sa poche, et contemplait souvent aux moments les plus inopportuns.

Pendant le déjeuner, il le déposait sur la table en bois, à côté de son assiette, se penchait vers lui, et s’absorbait dans une méditation profonde.

Quand il lisait, il le tenait dans sa paume et le secouait, cet objet dérisoire, merveilleux colifichet. Dans des moments de pure mélancolie, il lui parlait, comme à un ami, et émettait un léger rire sarcastique, telle la fausse note d’un violon.

A sa mort, sa femme, silhouette discrète et sombre, exposa la précieuse relique sur le manteau de la cheminée. Elle ne parla plus jamais de son mari. Aussi ses enfants n’eurent-ils de leur père que cette seule image : celle d’un orbite blanc, soleil radieux, qui flottait entre les parois transparentes.

L’ABSENTE DE TOUT BOUQUET

Monsieur Tartarine vivait avec son fils, sa fille et ses pigeons paons sur le front rond d’une colline.
Derrière la maison se dessinaient les boucles grises des sentiers à demi voilés par les herbes.

Des fleurs, rondes et fraîches, des vases rebondis aux fines attaches, des sourires songeurs sur le visage lisse et blanc des statues, transparaissaient à travers la brume verte, pleine de murmures. D’énormes seins, gonflés de roses et de lilas, se dressaient sous la brise.

M. Tartarine aimait à flâner dans son jardin, tous les matins, à cinq heures. Il saisissait de ses doigts dodus et délicats les fleurs imprégnées des nuances parfumées de l’aube. Par petits sauts, il se hâtait vers le froid nu de son atelier.

Assis sur une chaise en paille, un couteau posé sur ses genoux ronds, il laissait le silence tomber goutte à goutte. La teinte de ses yeux se troublait, surface d’un étang agité de remous. Des vagues vertes brillaient à l’intérieur de sa pupille.

Ses cheveux noirs coulaient en longues phrases énigmatiques sur son dos. Il observait une silhouette effacée, aux épaules basses, le cou rompu. D’un geste sûr et mesuré, sans une hésitation, il la découpait, en séparait les membres, traçait des entailles. Puis, avec de l’eau, il rassemblait entre ses doigts le corps de glaise; le visage neuf, au sourire tremblé, se dilatait tel un soleil.

L’être se gorgeait de son souffle, la peau vibrait sous ses caresses. Il reposait la jeune fille, qui, la tête un peu baissée, lui jetait un long regard de surprise mélancolique. Une poignée de terre en un instant se changeait en épaisse chevelure. Il la modelait sur son dos en vagues immobiles.

Enfin, il s’approchait du lavabo d’où s’échappait un mince filet d’eau. Un savon enveloppé de boue, aux odeurs passées de lavande, laissait une trace blanche, duveteuse, sur ses mains, qu’il effaçait avec une serviette rêche.

L’après-midi, ivre d’air et de lumière, le chapeau de travers, il ôtait les feuilles fanées, empilait dans son panier les coquilles vides des escargots, ouvrait, par coups énergiques de talon, la bouche de la terre qui lui tendait une langue noire. Déjà il imaginait l’éclat des roses, leurs tiges gracieuses, leurs sourires émus.