Réflexion sur mes oeuvres récentes
Mes tableaux précédents, composés de points en léger relief, évoquent de la mosaïque.
J’en reprends certains fragments pour créer de nouvelles images, sur le mode de la restauration imparfaite de mosaïques anciennes dont certains éléments ont disparu.
Ces nouvelles créations expriment, pour moi, la notion de fracture et la réécriture des histoires enfouies dans les profondeurs du passé.
Texte d’Anne Malherbe, critique d’art, commissaire d’expositions :
Pendant longtemps, Line Aressy a suivi les courbes d’une arabesque. Au fil des sinuosités, apparaissaient feuillages, corolles, oiseaux, parfois algues et créatures marines — en tout cas des silhouettes qui évoquaient toutes ces formes, mais aussi des motifs plus mystérieux, comme si les lignes, en se développant, avaient dessiné les contours d’êtres invisibles contenus dans la grande toile de l’univers, mais impossibles à voir s’ils n’étaient révélés par ces tracés magiques. En effet, chacune de ses œuvres semblait le fragment d’une tapisserie plus vaste, à la fois dépourvue de perspective, tels les entrelacs d’un manuscrit enluminé, mais non sans profondeur, car on pouvait avoir la sensation d’entrer dans une forêt mystérieuse, de devoir en écarter les lianes pour parvenir à un degré supérieur de connaissance. La vivacité des couleurs était celle d’un vitrail embrasé par la lumière. La technique de l’artiste consistait à déposer côte à côte des gouttes de peinture : autant de perles enfilées l’une après l’autre ou de points composant une broderie. Autrefois les femmes réalisaient ainsi les ornements du linge d’église : à l’aide de fils d’or ou d’argent, elles y racontaient des histoires si minutieuses que les yeux du commun des mortels avaient peine à les déchiffrer. Pourtant, les histoires étaient bien là, inscrites dans la trame du tissu.
Depuis peu, Line Aressy a bouleversé l’appréhension qu’on pouvait avoir de ses patientes compositions. Elle n’a pourtant abandonné ni les entrelacs, ni les couleurs intenses, ni les gouttes de peinture, mais elle les interrompt brusquement, au milieu d’une tige, d’un tourbillon, d’un massif de feuilles, si bien que ses compositions paraissent lacunaires. La tapisserie, au lieu de s’arrêter sur les bords du cadre, présente désormais, n’importe où en sa surface, des zones manquantes, si bien que la notion d’ouvrage au long cours, repris là où on l’avait arrêté, apparaît désormais comme caduque. Ses œuvres pourraient plutôt se comparer à certaines compositions de maîtres du passé, dont on ne sait si elles ont jamais été achevées ou bien si le temps les a endommagées. On peut y voir aussi ces fresques très anciennes retrouvées sous les couches de peinture, sous les stucs ou les lambris dont les modes successives les ont recouvertes et dont de larges pans ont fini par être effacés.
Et, de même que des restes antiques ne verront jamais — selon les règles de la restauration — leurs parties manquantes remplacées par des imitations, l’artiste a pris soin de combler les zones d’interruption par une matière différente. Il s’agit de marbrures claires et laiteuses qui rappellent les teintes de la composition principale, mais en quelque sorte dégradées, comme si ces taches en étaient le lointain souvenir. D’ailleurs, si, d’après les analogies précédentes, on est tenté de considérer les zones les plus figuratives comme les plus importantes, rien, en réalité n’est moins sûr. Cette matière picturale pâle, ombrée de mauve, posée par touches larges, pourrait aussi être en train de progresser, telle une marée montante. Se contente-t-elle de compenser des lacunes ? Est-elle le frémissement d’une représentation inédite ? Porte-t-elle le rêve d’un univers en devenir ? Toujours est-il que, désormais, deux registres se concurrencent : le second entraîne l’évanouissement du premier. En l’engloutissant, cependant, il y découpe des formes, des échancrures, des excroissances. Il y crée une écriture nouvelle, une cartographie peut-être, les festonnements d’une région côtière, un territoire avec ses baies, ses bras de mer et ses archipels, en attente d’exploration.
Juillet 2023
________________________________________________________________________________________________________
Texte de Patrick Renou, écrivain français ( D’une Ile à l’autre, Presses de la Cité,; Tina, l’amour infini de René Char ; Seuls les vivants meurent ; Camus, de l’absurde à l’amour, avec André Comte-Sponville et Laurent Bove ; Tu m’entends, préfacé par Christian Bobin)
Ici Line Aressy nous offre ses amples tableaux, ses acryliques, ses dessins qui sont comme un écheveau, un fil d’Ariane aux belles boucles mouvantes. Mais ici il n’y a pas de Minotaure, on entre dans un labyrinthe où l’œil écoute les ondes et les fleurs. Alors commence la grande joie. Là un coquelicot s’éveille, une orchidée, des marguerites sur leurs tiges qui trouvent leur équilibre fragile à mesure de leur apparition. Là un chat caméléonien, des perroquets sur leur arbre fruitier, vivant en bonne intelligence avec les fleurs. Ainsi on entre dans un autre monde avec les peintures de Line Aressy, dans le pays des merveilles. On s’interroge. Par quel passage est-on entré ? C’est la naissance du monde tout encore à sa joie d’être. Ici tout dialogue et se tait. Les yeux sont heureux de se perdre. Il y a des mauves, des bleus, des beautés pour guider. Des papillons, des chats traversent les parois. L’art ignore les obstacles.
Les lignes de Line Aressy sont des ellipses qui agrandissent l’espace, des boucles de coton filé sous l’épinglier de la joie. L’élan du rouet tresse le jaune, déroule le pourpre de la terre promise, les roses d’un ciel infini. Voilà pour le métier. Pour le prodige, la joie de l’Anémone Solitaire, de la Fleur-Oiseau, de l’Iris Enchiffonné, du Coquelicot dansant à l’encontre de leur immobilité végétale. Un Bois rouge, un Tigroiseau, des lignes qui ne supportent pas une fin, éprises de souplesse, de liberté, essayant déjà de sortir de la toile, chahutant le cadre qui les contraint. Des lignes qui font de leur volonté un mouvement, une trajectoire. Voilà pour leurs passions.
C’est d’ici que nous venons, crient les fleurs, de la lumière entrée dans l’atelier, d’une pelote déroulée, d’une main d’artiste taillant les couleurs. Le trait de Line Aressy est le tourbillon d’une danseuse étoile, un ballet d’une algébrique poésie tout entier sur les pointes. Le pinceau de l’artiste remonte ses curiosités d’ombres et de lumières où résident peut-être, entre cette lumière du jour et cette autre de la nuit, quelques heures préservées qu’aucun crayon ne pourrait saisir.
Ses couleurs séparent les lignes, s’unissent, transfusent d’un tableau à l’autre leur force, leur bonheur. La peinture de Line Aressy est une forêt habitée par le chant d’Orphée, une jungle enchantée où grandissent l’anémone et le coquelicot. On y trouve un cerf aux bois foisonnant de fleurs, peut-être que son corps animal est distinct de son corps organique, des vivants extraordinaires, le mouvement, toujours la vie. Le mauve s’embrase, devient grenat, allume ses forges sous terre, des violacés, des jaunes se cognent aux parois de nos têtes. Que serait la vie sans rêves d’ailleurs, une ballerine sans ses pointes ? De plain-pied nous y sommes, la peinture de Line Aressy conduit vers une autre vie.